jeudi 24 avril 2025

Chez la première femme interne des Asines de la Seine (1ière itw de Madeleine Pelletier)


Article paru dans le quotidien L'Eclair du 10 janvier 1904 (2e édition)

Les victoires du féminisme – Les femmes à l’internat – les deux dernières élues – chez Mlle Pelletier – Comment rester femme – Ce que sera l’émancipation – le féminisme austère

  Est-il assez loin le temps où les quelques hardies pionnières, qui osaient réclamer de l’École de médecine l’enseignement que les hommes y recevaient, se voyaient l’objet des railleries et des sarcasmes ! D’étudiantes au Quartier Latin, on ne connaissait et on ne voulait connaître alors que les belles affranchies qui s’étaient, de bonne heure, préparées à la licence. Aujourd’hui, il y a des femmes médecins, il y a même des femmes internes. L’étudiant a fait place à ce rival de l’autre sexe dans la salle de garde, et l’on y fait bon ménage.

  Il y a trois femmes internes dans les hôpitaux. Il n’y en avait pas encore dans les asiles. La Préfecture de la Seine a surmonté son inexplicable répugnance. Sur onze titulaires sortis au dernier concours, on rencontre deux femmes.

  La première est nommée Mlle Pelletier, la seconde qui la suit de quelques rangs, est Mlle Constanza Pascal, une Roumaine, élégante et jolie, qui est femme et le veut paraître, et qui croirait, disait-elle à un confrère, « faire du masculinisme et non du féminisme », si elle portait des cheveux courts et des jupes garçonnières.

  Le contraste est frappant, pour qui l’observe, à côté de sa rivale en gloire, Mlle Pelletier.

Chez Mlle Pelletier, interne

  Mlle Pelletier nous est connue. Elle a été l’heureuse initiatrice de ce mouvement. Nous l’avons vue, alors qu’elle bataillait contre ce qui restait de préjugés. C’est une petite personne d’aspect viril, dégagée de toute préoccupation à la mièvrerie et à l’élégance, à qui suffit, dans la nuit de ses cheveux, d’un petit chapeau d’homme tout uni ; qui bannit les fanfreluches du corsage et qui, pour être plus agile, se veut, comme Perrette en cotillon simple et souliers plats. Il serait totalement superflu d’épuiser, en sa présence, la confiserie des madrigaux : elle demande à l’esprit qu’elle estime moins de fadeur. Elle est femme à sa façon et ne croit pas supprimer un sexe sur deux parce que, les cheveux courts, elle ne s’attarde pas à l’établissement de son chignon et qu’elle tient pour seyante l’étoffe la plus austère. Comme nous la félicitons sur sa simplicité :

- Être simple, c’est gagner du temps, répond-elle ; nous n’en avons pas à perdre.

  C’est la discussion ouverte sur ce chapitre de la toilette des femmes – celles qui n’en sont pas les esclaves renient-elles leur sexe ?

- Renier leur sexe. Voyons, dit Mlle Pelletier, l’espèce humaine, comme la plupart des espèces animales, comporte deux sexes, et il ne peut venir à personne l’idée de faire qu’il n’y en ait qu’un. La bissexualité est une loi du monde comme la gravitation, et jamais quelqu’un de raisonnable n’a pu rêver d’y rien changer.

  S’ensuit-il que la société doive nécessairement accentuer les différences sexuelles produites par la nature. Est-il indispensable qu’une femme d’aujourd’hui, docteur ès sciences ou en médecine, doive, pour rester femme, porter des robes traînantes ou des corsets trop serrés, marcher à petits pas, ne pas sortir à toutes les heures, exagérer sa faiblesse, minauder en présence des hommes et implorer leur protection contre des dangers illusoires, avoir de fausses pudeurs ou de fausses ignorances ?

  Toute cette psychologie est excusable chez une femme à laquelle les circonstances n’ont pas rendu accessible la haute culture ; mais une femme instruite qui la conserve ne reste pas femme : elle reste bête.

  Si les tendances actuelles ne subissent pas de régression, on peut espérer que la femme de l’avenir, cessant d’être l’instrument de l’homme, deviendra, comme, lui, un individu. Elle entrera alors bravement dans la lutte pour la vie, non comme sexe contre l’autre sexe, mais comme un individu, pour la conservation de son existence et l’élargissement de son activité. 

  Le seul droit qu’elle aura à réclamer ce sera la possibilité de combattre ; la justice lui suffira, elle méprisera la pitié et opposera ses forces à la malveillance.

  Devenue individu, la femme cessera-t-elle pour cela d’être femme ? Je le répète, une telle idée est absurde, il y aura toujours deux sexes et j’ajoute même que les individus de sexe différent pourront d’autant mieux s’aimer qu’ils seront moralement semblables.

  Aujourd’hui nous sommes à une époque de transition : les femmes montrent des velléités d’émancipation, mais les conséquences de cette émancipation leur font peur.

  Elles veulent jouir des droits d’un individu libre, tout en conservant un état mental d’esclave ; c’est une contradiction, l’avenir la résoudra.

Une thèse

  La femme qui raisonne avec cette rudesse, ce sens énergique, s’attaque, d’autre part, aux problèmes les plus ardus. Elle a triomphé avec une thèse sur les Lois morbides de l’association des idées, qui n’a rien de commun avec les Quatre heures de la toilette des dames. Elle est partie de ce principe, que l’homme normal est un être que l’éducation a si compliqué que l’étude en est plus que laborieuse : pour saisir certains de ses ressorts les plus secrets, il faut revenir à l’homme anormal. C’est ainsi qu’elle a poursuivi ses observations dans les asiles d’aliénés : une robe à traîne y eût été superflue.

  Ce n’est pas dans une causerie incidente qu’on peut agiter de si redoutables problèmes, mais, tout de suite, la question nous vient :

- Vos aliénés, mademoiselle, que vous ont-ils montré de si intéressant ?

- Que dans l’association de nos idées, sains d’esprit ou aliénés, le mécanisme est le même, mais qu’il manque aux seconds l’état de conscience. 

Lorsque l’état de conscience est fort, il est capable d’assumer le rôle d’idées directrices et d’influer par là, sur les états de conscience consécutifs. Une suite d’états de conscience forts détermine un raisonnement cohérent, une suite d’idées qui peut se résumer par un résultat tangible, - soit une idée générale, soit une action.

  Chez les affaiblis, les débiles, les maniaques, qui sont des affaiblis temporaires, chaque état de conscience est si faible qu’à peine surgi, il disparait. Tous les éléments sont de même force ou plutôt de même faiblesse, aucun n’est capable d’assumer le rôle d’élément directeur, et l’association devient vague. Comme pour les processus psychiques supérieurs du raisonnement, il s’agit toujours d’associations par ressemblance. Mais ici, les ressemblances sont fugitives et ne peuvent aboutir.

- Un exemple ?

- Un exemple ? Eh bien, tenez, c’est l’aliénée qui me dit : » J’ai vu le bon dieu. » je lui demande « Comment est-il ? » Elle me répond : « Il est beau rouge… Comme le Seigneur… Le cœur de Jésus… Une belle crête de coq… Coco, cocoriko… Ma mère en avait acheté quatre… Il n’y en a plus qu’un de reste… Il avait le fil… Mais je lui ai coupé le filet… » L’association des idées est presque intacte à travers cette incohérence : les images s’enchaînent, mais par contiguïté, par consonance ou ressemblance. Au fond, cette observation prouve ce qu’ont de fondamental les lois de l’association des idées dans le mécanisme de la pensée : quel que soit le mode d’activité psychique, les lois de ressemblance, de contraste, de continuité d’association systématique en sont toujours la base…

Je vais essayer de revenir auprès d’aliénés. Je voudrais être dans l’un des asiles où on les recueille. J’ambitionne Vaucluse pour la durée de mon internat. Où que j’aille, je suis bien certaine que les compagnons que je rencontrerai n’exigeront pas de moi les grâces du costume et les minauderies qui sont passe-temps d’oisives.

  Et de la plus simple façon du monde, la première nommée des internes des asiles nous tendit la main – méprisant l’hommage des galanteries banales- vers les fous qu’elle sait vendre la sagesse.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire