samedi 1 mars 2025

Madeleine Pelletier dans Le Rictus (1907-1908), une féministe intégrale caricaturée


Au 19e siècle, la caricature n’est pas tendre envers les féministes tout en s’avérant incapable de penser le patriarcat et ses effets sur la société. La profession, dominée par les hommes, se montre pour ainsi dire insensible aux revendications suffragistes, à la question des droits politiques et sociaux des femmes. Daumier illustre parfaitement ce point de vue avec, entre 1848 et 1851, nombre de charges contre les « Divorceuses » et autres femmes féministes. Hystériques, alcooliques, dépravées, par leurs prétentions, elles risqueraient de détruire la famille et la société.

À la Belle Époque, la situation n’est pas bien meilleure pour les féministes. Si les photographies commencent à remplacer, dans la presse quotidienne et hebdomadaire d’information, les illustrations dessinées visant à informer le lectorat des engagements de ces femmes en colère, la caricature – qui connaît alors son âge d’or – poursuit son dénigrement systématique, comme on peut le voir dans divers numéros de L’Assiette au beurre notamment.

On doit parler autant de dénigrement que d’invisibilisation, car les femmes – hormis quand elles sont déshabillées ou l’objet de plaisanteries plus ou moins salaces – intéressent finalement assez peu les médias, et a fortiori la presse satirique. Il faut avoir à l’esprit que cette petite presse à caricatures visait un public masculin.

Madeleine Pelletier (1874-1939) n’échappe pas à cet entre-deux : on connaît d’elle un nombre réduit de dessins satiriques. Quatre avant 1914, trois après la Grande Guerre jusqu’à sa mort en 1939, et une plus récente publiée par Charlie Hebdo, témoignage du regain d’intérêt pour la féministe.

La première caricature évoque un événement précis : comme le rapporte la presse, le 21 décembre 1906, une soixantaine de femmes féministes se rend à la Chambre des députés en vue de rencontrer divers élus socialistes, dont Jaurès. Dans le groupe, on retrouve Caroline Kauffmann et Madeleine Pelletier qui dirigent le mouvement "La Solidarité des femmes" ; Ernestine Vautier, membre du Comité exécutif de la Ligue pour le droit des Femmes ; ou encore Anna Blondelu, ouvrière et secrétaire du syndicat des fleuristes et plumassières, membre du Conseil supérieur du Travail.

Dans les mois qui suivent, Le Rictus, périodique qui publie des biographies de médecins et de « professeurs », illustre celle de « Mme le Docteur Madeleine Pelletier », avec un dessin évoquant cette irruption du féminisme à la Chambre. On y voit la doctoresse faisant face au premier plan à l’imposant Jaurès. Derrière Madeleine, le dessinateur E. Marin a campé un groupe nombreux de femmes féministes toutes chapeautées. Si Madeleine Pelletier porte une grande pancarte qui l'identifie à "La Solidarité des femmes", derrière elle, les femmes arborent elles aussi des calicots sur lesquels on peut lire « La Femme doit voter », et également « Femmes de tous les pays, unissez-vous pour la conquête de vos droits ». Aucun décor ne permet d’identifier le Palais Bourbon.

Cette caricature est d’autant plus remarquable, que Le Rictus, en 4 années d’existence (1905-1908) n’a publié que deux biographies de femmes médecins, celles de Madeleine et de Adélaïde Blanche Edwards-Pilliet.

Contrairement aux autres caricatures visant la féministe, celle-là n’accentue pas le trait. Marin attribue à la doctoresse une taille fine et un visage plutôt sympathique, bien que la bouche soit tombante. Cheveux courts, chapeau, veste cintrée esquissant sa poitrine, jupe sans motif. On reconnaît sans peine la photo dont a pu s'inspirer le dessinateur pour le portrait de Madeleine Pelletier, paru en "Une" du Petit journal du 10 août 1907. Il s’agit d’une photographie de Henri Manuel, conservée par la Bibliothèque Marguerite Durand. Madeleine Pelletier y regarde vers la droite, cheveux courts, la veste entrouverte. Marin l’affuble d’un chapeau, comme aux autres femmes présentes. Quant au slogan « Femmes de tous les pays... », il renvoie à une autre photographie diffusée en juin 1907 sur laquelle Madeleine Pelletier est présente.

Le dessinateur charge les féministes en arrière-plan, surtout celles sur la gauche, dont les visages masculinisés et le corps filiformes renvoient aux stéréotypes antiféministes diffusés par la presse satirique d’alors.

Cette représentation sympathique de Madeleine Pelletier fait écho à la biographie qui l’accompagne. L’auteur(ice?), qui se trompe sur son année de naissance (1875) évoque sa formation scolaire et médicale, sa thèse « très brillante », mais également ses engagements féministes. Le texte propose une étonnante conclusion, en imaginant Madeleine Pelletier « conduisant le char de l’État, tout aussi bien, et peut être mieux qu'antérieurement »…

Revenons au dessin. La légende fait dire à Madeleine Pelletier : « Citoyen Jaurès, voici des Électeurs ». Il s’agit évidemment de faire sourire par ce jeu paradoxal sur le genre du mot et des femmes qui accompagnent « le docteur Pelletier ». Comme souvent dans la caricature antiféministe, l’ambiguïté de genre est soulignée, et parfois même questionnée dans les articles de la grande presse, surtout s’agissant de Madeleine Pelletier. Dès 1906, la féministe a intégré la SFIO et milite ardemment pour que le parti fasse triompher une loi en faveur du droit de vote et d’éligibilité des femmes. Elle sera mandatée dans divers Congrès, dont celui de Limoges (1-4 novembre 1906) dans cette optique, obtenant du parti des engagements qui ne seront pas spécifiquement suivis d’effet.

Notons – autre fait marquant le caractère exceptionnel de cette caricature -, que dans la plupart des dessins publiés par Le Rictus, les médecins sont présentés systématiquement dans leur activité professionnelle, c’est-à-dire dans l’univers médical. Madeleine Pelletier échappe à cette logique, montrée comme une militante politique, faisant irruption sur la scène publique et politique avec d’autres femmes pour modifier le rapport de force. C’est d’ailleurs uniquement sous cet angle que les autres caricatures avant-guerre s’intéresseront au docteur Pelletier…

Dans l’article ci-dessous (L’Humanité, 22 décembre 1906), Madeleine Pelletier évoque cette intervention à la Chambre des Députés en décembre 1906.

LES FEMMES S'AGITENT ET VEULENT VOTER

Neuf heures du matin ; de longues aiguilles de glace pendent aux bras des sirènes de la place de la Concorde. Bravant les rigueurs de la saison, des groupes de femmes se hâtent vers la Chambre. Ce sont les suffragettes de Paris qui, émules de leurs sœurs de Londres, viennent dire aux élus du Parti qu'elles veulent voter et que pour l'obtention de ce droit, elles mettent en eux leurs espérances.

Mais à l'entrée du Palais-Bourbon, un monsieur vaguement décoré s'oppose. Il n'a pas d'ordres pour laisser pénétrer ; il sait seulement qu'une troupe de plusieurs milliers de femmes devait se former à la place de la Concorde pour marcher en rangs serrés à l'assaut de la Chambre, afin d'y venir, par un nouveau 18 Brumaire, prendre la place des élus du peuple français. Naturellement, M. Lépine a veillé ; témoins, les nombreux agents pédestres et cyclistes qui sillonnent les abords ; aussi nous conseille-t-il de… circuler et d'être bien gentilles, si non, on nous montrera que nous avons encore beaucoup à faire avant de pouvoir riposter avec succès aux poings du sexe fort. Mais, dix heures sonnent ; cent cinquante femmes arpentent le trottoir ; ouvrières, jeunes étudiantes en droit et en médecine, commerçantes et aussi des femmes plus âgées, vétérans du féminisme, qui se demandent si, enfin, l'ère de justice va s'ouvrir. Une vingtaine de journalistes sont alignés, le kodak en arrêt ; l'un d'eux, imberbe encore, se détache et nous aborde goguenard. Drôle d'idée, mesdames, de tenir autant à voter, moi j'en ai le droit, eh bien, je ne vote jamais.

— Vous ne votez pas, c'est fort possible, mon jeune ami, riposte Kauffmann, mais vous n'en jouissez pas moins de tous les avantages des électeurs.

Enfin, on s'explique. Ces dames n'ont aucune intention hostile ; elles sont déléguées par le groupe féministe « la Solidarité des Femmes », pour venir rappeler au groupe parlementaire socialiste les décisions que le Congrès de Limoges a prises relativement à leurs revendications, et les élus socialistes ont promis de les recevoir.

Beaucoup, craignant de ne pas entrer et toutes transies de leurs deux heures d'attente par une température de plusieurs degrés au-dessous de zéro, s'en sont allées. Les soixante à soixante-dix qui restent sont introduites dans la salle des séances du groupe parlementaire et là, commodément assises devant la table en fer à cheval, elles peuvent se croire aux jours lointains encore, hélas ! où, à côté des hommes, elles viendront prendre part à la direction des affaires de leur pays.

Très aimablement, le citoyen Carlier, qui préside, donne la parole à la citoyenne docteur Madeleine Pelletier, présidente du groupe. Elle rappelle les décisions du Congrès de Limoges, ten-dant à ce que les élus du Parti présentent cette année à la Chambre un projet de loi sur le vote des femmes. Il ne faut pas que le Parti socialiste se laisse devancer à cet égard par les partis bourgeois et perde le bénéfice des idées qu'il a toujours pro-fessées sur l'égalité des sexes.

D'ailleurs, le vote des femmes lui sera d'un grand bénéfice il constituera pour le sexe tout entier le plus puissant moyen d'éducation et, éclairées sur leurs véritables intérêts, les ouvrières, une fois électeurs, viendront en masse au parti de leur classe.

La citoyenne Kauffmann déclare que la femme qui a comme l'homme, un cerveau pour penser, ne doit pas être confinée dans des occupations de servante ; elle a droit à l'action et à la vie publique.

Le citoyen Jaurès1 assure la délégation que le nécessaire sera fait et dans un avenir, très rapproché.

Il est temps, en effet, de réaliser le vote des femmes et le Parti socialiste n'y faudra pas. Le péril clérical si souvent invoqué contre la réforme, est illusoire, et l'indifférence qui accueille à l'heure présente la défaite irrémédiable de l'Église en est une preuve éclatante.

Fanatisées, ainsi qu'on l'assure, les femmes eussent suffi à provoquer dans le pays une agitation violente ; et elle ne s'est pas produite.

Les citoyens Betoulle, Delory, Carlier, Dejeante, Vaillant, Willm et Dubreuilh assurent ensuite à l'assemblée qu’elle peut compter sur eux. Mmes Blendelu, Baudin, d'Oranoskaia, Soup, Vauthier et plusieurs autres exposent avec précision et force les revendications des femmes et la délégation prend congé à 11 heures et demie.

 Le féminisme n'est plus isolé ; il a un appui dans le Parti socialiste.

Dr Madeleine Pelletier

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